La pensée unique et la démocratie active

Quand j’ai publié à la fin des années 80 mon livre sur la philosophie de la diversité qui a réuni des articles rédigés à la fin des années 70, je savais que le monde communiste, à l’époque, n’était pas le seul détenteur de la pensée unique. Ma critique radicale adressée aux jeunes philosophes français de l’époque (les nouveaux philosophes) se résumait dans le fait qu’ils étaient aveugles quant au cheminement qu’a pris le capitalisme à la fois vers l’identitarisme et vers la pensée unique.

Maintenant, après le cri de joie de Fukuyama pour fêter la victoire « définitive » du libéralisme et donc de l’américanisme (après la dislocation de l’Union soviétique), il est décidé que toute autre pensée sera combattue par tous les moyens y compris par la guerre. Le monde ne doit alors suivre qu’une seule direction, celle tracée par un Occident impérialiste et ne doit utiliser qu’un seul moyen économique, celui du néo-capitalisme. Il doit adopter un seul mode de vie et une seule structure de pensée. La pensée unique reprend ainsi surface sous un autre visage.

On a souvent attribué la pensée unique à l’intégrisme et au fondamentalisme. Ce qui n’est pas faux. Mais on a oublié que les rapports entre les gens et les pays, dans notre époque mondialisée sont de plus en plus régies par une rationalité comptable des échanges économiques, par une rationalité instrumentale des techniques et par une rationalité violente des politiques. Les idéaux de justice, d’égalité, d’indépendance, les horizons spirituels d’humanité et les projets de bonheur et de cohabitation laissent la place à « l’idéal » de consommation d’une quantité croissante de biens matériels, fort mal répartie, au demeurant. La meilleure société, est maintenant celle qui produit le plus et qui consomme le plus. L’hyper libéralisme économique a rétréci l’imaginaire social, les idéaux communs et les représentations culturelles. Il a, en outre, aggravé la crise économique, politique et culturelle actuelle, sans pouvoir tracer de nouveaux repères idéologiques et de nouvelles valeurs sociales. Au contraire, cette rationalité comptable, instrumentale et violente a produit des réactions de type identitaire et des résistances nationales : montée des nationalismes, regain des particularismes et des « régionalismes », effervescence de l’intégrisme, réveil des religions politiques, multiplication d’agressions racistes et xénophobes, apparition de politiques intérieures et extérieures musclées, etc.

Ces réactions identitaires et réactionnelles ont produit un nouveau discours idéologique. S’appuyant tantôt sur une idéologie religieuse mobilisatrice, tantôt sur un sentiment d’appartenance ethnique, tantôt sur un nationalisme totalitaire, ce discours s’alimente de l’utopie populiste, tout en diabolisant l’autre et en justifiant son exclusion. Avec des modalités différentes, il peut être celui de l’intégrisme, du sionisme, du nationalisme de l’extrême droite ou même du gauchisme. Peu importe puisqu’il vise toujours à transformer en ressource politique l’exaspération réelle des populations vis-à-vis des pouvoirs en place qui n’ont pas pu réaliser les promesses de développement et face à la consolidation de l’impérialisme qui n’arrête pas d’extorquer les richesses nationales. Il met toujours en exergue l’identité, qu’elle soit ethnique, religieuse, nationale ou culturelle, comme leitmotiv de mobilisation des masses populaires et comme légitimation des différents mouvements de contestation de ce nouvel ordre mondial. Il est clair que la pensée unique, que je mentionnais pus haut, va trouver dans ces extrémismes un alibi pour uniformiser la diversité en la noyant dans le monde marchand.

Quelles solutions sont pensables et possibles?

Redonner à la diversité sa fonction libératrice. C’était l’un des objectifs de la révolution tunisienne qui s’est faite dans l’acceptation des différences. Mais, comme tout pouvoir quel qu’il soit tend à la réduction des différences pour pouvoir régner plus facilement, nous avons assisté depuis trois ans à plusieurs tentatives pour réinstaller la pensée unique et réduire la critique. La dernière fut la tentative de créer dans le parlement tunisien une opposition fabriquée et faible sans assise populaire, pour remplacer une opposition légitimée par le vote populaire. A vrai dire, le pouvoir actuel issu d’une alliance des forces libérales craint la vraie démocratie et tente par d’habiles moyens à la réduire en une forme procédurale et juridique qui la priverait de son essence, à savoir de la volonté populaire.

J’ai montré dans un autre travail de recherche, que la démocratie telle qu’elle est appliquée actuellement dans le monde est variée et ne répond pas toujours aux critères de liberté et de dignité. J’ai distingué trois modes possibles de la démocratie :

1 – La démocratie nominaliste :

C’est celle dont le nom figure effectivement dans l’appellation du pays, dans sa constitution et / ou dans ses textes officiels, sans qu’il y ait vraiment application de ses principes et sans respect des règles de l’activité politique démocratique. Cette démocratie de façade peut aller jusqu’à mettre sur la scène politique et civile des structures vidées de leur essence qui imitent et rappellent celles des pays vraiment démocratiques : des partis de l’opposition contrôlés, encerclés et paralysés, des syndicats malmenés, des ONG qui ne fonctionnent pas. C’est ce qu’a vécu la Tunisie, par exemple, du temps du régime de Ben Ali.

2 – La démocratie procédurale :

La forme procédurale de la démocratie est une technique permettant de dégager par une procédure de vote majoritaire une décision ou un choix que chaque membre de la société, quelle que soit son opinion, doit respecter et appliquer. Toute autre intervention idéologique, éthique ou morale (comme l’expression de la volonté générale, le bien commun, l’égalité ou la justice sociale, etc.) dans cette procédure, fausse le sens de la démocratie. Cette intervention sur laquelle les membres de la même société sont supposés pouvoir s’entendre ou spontanément ou par une justification argumentative est une notion, selon les théoriciens de la démocratie procédurale, ambiguë sinon dangereuse. Elle peut glisser dans un « populisme » qui risque d’identifier la volonté du peuple au choix de la majorité pour établir des « institutions populistes » et soustraire le pouvoir de la majorité à toute forme de contrôle. Ces théoriciens sont, en réalité des adeptes de la pensée unique instituée par une procédure qui exclue la volonté populaire.

3- La démocratie active :

Le grand inconvénient de la démocratie procédurale est probablement de délester la théorie de la démocratie de son contenu effectif puisqu’il y a réduction de tout ce corpus en une simple procédure qui soumet les élites politiques à un contrôle strict et, le cas échéant, aiguise la lutte pour la conquête du pouvoir. On retient certes le premier fondement de la démocratie à savoir la liberté mais en la réduisant à son aspect négatif (absence de contrainte et de coercition) et on oublie le deuxième terme, la dignité, celle qui replace l’homme dans sa qualité d’être homme. La démocratie active s’inscrit dans l’esprit de la démocratie procédurale, mais reconnaît à la population le droit d’occuper l’espace public et d’utiliser d’autres moyens pour exprimer son opinion comme les luttes syndicales, politiques, la résistance et même la désobéissance civique.

C’est donc à la société civile dans le monde entier de lutter contre la pensée unique par le moyen de la démocratie active, celle qui légitime et renforce la lutte et la résistance. Et c’est là où réside la lutte populaire contre la montée des nationalismes, le regain des particularismes et des « régionalismes », contre l’effervescence de l’intégrisme et ses actes terroristes et contre la multiplication d’agressions racistes et xénophobes, pour un meilleur vivre ensemble dans la diversité des modes de vie et dans le respect des valeurs des droits humains.

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